mardi 15 juin 2010

L'Évangile du billet vert (commentaire de Stéphane)

Carl a besoin de Dieu. Pas de n’importe quel dieu, mais de celui des Évangélistes, sa communauté; sans Lui, sans eux, il serait cet homme corrompu, alcoolique, instable, qu’il était autrefois. Il y a peu de place pour le doute dans sa vie, la foi l’occupe entièrement. Jusqu’à ce que son ami et employeur (privé, il enquête pour un avocat de la défense) l’embauche pour l’assister dans la défense d’Ahmad Nazami, un jeune homme d’origine iranienne qui a avoué le meurtre. « Écoutez, je suis un chrétien qui bosse pour un avocat juif qui œuvre pour un gosse musulman, dans le but de découvrir qui a tué l’athée. L’Amérique, non? » Dans sa communauté, dans sa maison même, personne ne voit d’un bon œil que Carl se mette à enquêter, à douter — de la culpabilité trop commode du jeune Musulman, de la solidité de son couple, ou de sa foi.
Avec une telle prémisse, on ne va pas s’ennuyer! Grâce à une prose efficace au ton plein d’ironie, Larry Beinhart vient nous chercher là où on est, dans notre zone de confort de lecteur qui ne veut pas trop être dérangé. On accepte de le suivre parce qu’il nous fait passer un bon moment, ne gaspillant pas ses effets. Puis on se rend compte qu’il nous tient sérieusement. Malgré ce ton un rien comique (Carl est un narrateur plutôt bon enfant), on est peu à peu happé non seulement par l’histoire, mais par les questions morales et religieuses qui assaillent Carl. Parce que sans Dieu Carl, comme beaucoup de ses collègues trop humains, risque fort de se trouver sans guide pour lui dire ce qui est bien, ce qui est mal. La déchéance le guette-t-elle, ou bien est-il en train de redevenir libre de penser? Fascinant.



par Stéphane Picher


Larry Beinhart, L'Évangile du billet vert, Gallimard, « Série noire »

Le Cantique des innocents (commentaire de Christian)

« Pourquoi ai-je attendu tant d'années avant de découvrir l'univers séduisant des personnages de Donna Leon? Le petit côté convenu et décoratif de Venise me rebutait? Le décor est trompeur. L'inspecteur Brunetti étonne et enjôle et Le cantique des innocents est une subtile et pénétrante enquête sur le besoin d'élever des enfants dans nos sociétés occidentales et pose la question: jusqu'où les gens sont capables d'aller pour en avoir?

Brunetti nous charme par son humanité, par son côté philosophe, par son côté contemplatif: qui ne le serait pas en vivant dans une ville comme Venise. À l'opposé des policiers, dépressifs ou alcooliques, des polars à succès des dernières années, sa vie familiale est sereine, il a une épouse et des enfants aimants et compréhensifs. Les scènes de repas familiaux, décrites dans le menu détail, tiennent une place aussi importante que l'enquête. On traite de choses sérieuses autour de cette table, mais pas au détriment des plaisirs de la bouche et de l'esprit. J'en sors conquis, comme des millions d'autres lecteurs dans le monde. »

Christian Vachon, librairie Pantoute


Donna Leon, Le Cantique des innocents, Calmann-Lévy

lundi 14 juin 2010

La Guerre fantôme (commentaire de Christian)


« Quand l'univers de Robert Ludlum croise celui d'Ian Fleming. Un époustouflant et judicieux clin d'oeil à l'actualité internationale au moment où la Chine joue les gros bras face au géant américain. Qui a dit que James Bond est mort à la fin de la guerre froide? Du pur roman d'espionnage accompagné d'une dose d'adrénaline et de testostérone à la Jack Bauer. Le plat terminé on en redemande encore. Une de mes trouvailles les plus heureuses des derniers mois. »

par Christian Vachon


Alex Berenson, La Guerre fantôme, Seuil.

Les meilleurs polars jamais adaptés au cinéma.

Stéphane Picher, libraire, édimestre sur librairiepantoute.com


Attention : dans ce texte, je veux parler, littéralement, de polars jamais adaptés au cinéma. Il y en a beaucoup, bien sûr, alors j’ai choisi « les meilleurs d’entre eux ». Meilleurs comment? Meilleurs en tant que potentiellement adaptables sur la grande toile blanche qu’on regarde dans le noir.
Vous arrive-t-il parfois de vous demander pourquoi telle ou telle œuvre n’a jamais été adaptée, alors qu’elle semble avoir toutes les qualités potentielles d’un bon film? Il est vrai qu’il y a là un piège d’appréciation; plusieurs livres à l’adaptation difficile ou réputée impossible ont donné de bons films. Même des grands films (Fight Club, disons). Plusieurs livres à succès ont raté un peu, beaucoup, complètement, leur passage au septième art (la liste est longue, de Créance de sang à Da Vinci Code et Le Dahlia Noir, pour s’en tenir au polar récent).
Les tiroirs d’Hollywood sont pleins de rêves jamais réalisés, de projets en attente de financement, d’intentions mal assumées et de scénarios mille fois bricolés, mais pas encore tournés. Beaucoup de droits d’adaptation sont achetés et renouvelés chaque année, mais relativement peu de films adaptés de livres voient le jour.
Parmi les meilleurs polars jamais adaptés au cinéma, il y en a même qu’on n’a, en fait, jamais vraiment envisagé de produire. Par exemple, aucune trace d’un projet d’adaptation du Poète, de Michael Connelly, pourtant réputé le meilleur de son auteur (c’est en tout cas mon avis). Les histoires de tueurs en série n’ont plus la cote? Il y eut autrefois trace d’un projet d’adaptation de Nécropolis, d’Herbert Lieberman, mais cette idée semble morte depuis longtemps, si j’ose dire. Normal : Nécropolis est un livre culte dans la francophonie, mais aux États-Unis, le livre n’est plus disponible, oublié de presque tous. C’est pourtant le premier classique du roman « de médecine légale » et une étude de caractères bouleversante. C’est aussi une vision hallucinante du New York des années 1970. Il y a une épitaphe toute trouvée pour la future tombe de Herbert Lieberman : Nul n’est prophète en son pays.
Il est surprenant que La Griffe du chien, de Don Winslow, ne soit pas en adaptation. Ce « grand roman du trafic de drogue en Amérique », fresque hallucinante, épique, serait du bonbon pour un Oliver Stone... qui a décidé d’adapter un livre à paraître de Winslow, Savages, qui traite d’un sujet semblable. Un autre Winslow doit en principe être adapté au cinéma : les droits de L’Hiver de Frankie Machine appartiennent à Robert De Niro, qui devait en faire son film de retrouvailles avec Martin Scorsese. Aux dernières nouvelles, il semble que Michael Mann sera plutôt aux commandes (les retrouvailles Scorsese / De Niro se feront probablement pour le biopic de Sinatra). Mais Frankie Machine ne cesse d’essuyer des reports. Croisons les doigts : De Niro serait parfait dans ce rôle de tueur à gages à la retraite; peut-être même un peu trop, à bien y penser.
White Jazz, la conclusion du brillant « Quatuor de Los Angeles » de James Ellroy, est un film qui sera tourné « bientôt » depuis plus d’une décennie. Nick Nolte (producteur et acteur) et George Clooney (réalisateur, producteur et peut-être acteur) ont un moment été « attachés » aux différentes versions du projet. Ça semble au point mort pour l’instant. Il est vrai qu’Ellroy n’est pas très facile à adapter. Le Dahlia noir a grandement déçu (un « director’s cut » sur DVD pourrait modifier notre opinion, mais pas trace pour l’instant), mais L.A. Confidential est un film superbe, bien que sans doute pas aussi essentiel que le roman. Quant à la trilogie Underworld USA (American Tabloid, American Death Trip et Underworld USA), le projet de télésérie d’HBO est aussi lettre morte. Le « demon dog » n’est sans doute pas assez glamour pour le grand public.
Quant à l’étonnant Club des policiers yiddish, de Michael Chabon, qui sortira en poche d’une semaine à l’autre, il est prévu pour être l’un des prochains films des frères Coen. Leur producteur, Scott Rudin, a acheté les droits du roman et déclaré plusieurs fois en entrevue qu’il leur réservait. Fred Melamed (Sy Ableman dans A Serious Man) aurait un rôle dedans (je le verrais bien en Landsman). Parlant des « frères Coen brothers », plusieurs scénarios d’eux croupissent dans les tiroirs de la machine hollywoodienne; ce qui est dommage, étant donné leur immense talent. L’un d’entre eux est Cuba Libre, d’après le roman du même nom d’Elmore Leonard.
Maître Leonard est l’un des auteurs les mieux adaptés au grand écran. Pensons à Hombre, 3 Heures 10 pour Yuma, Out of Sight ou Jackie Brown. Plusieurs de ses livres sont dans le collimateur hollywoodien. Freaky Deaky (en français Les Fantômes de Détroit) est en préproduction; il devrait sortir en 2011. La Joyeuse kidnappée (The Switch), une sorte de « préquel » à Jackie Brown, puisqu’on y retrouve les personnages Ordell Robbie (Samuel L. Jackson) et Louis Gara (Robert De Niro), est prévu quant à lui pour 2012. Pas d’autre détail pour l’instant mais, bien sûr, Jackson et De Niro sont trop vieux pour reprendre leur rôle. Le numéro un sur ma liste de souhaits est Road Dogs (à paraître en français cet automne), suite à Loin des yeux (Out of Sight). Jack Foley (George Clooney) sort de prison après trois ans (au lieu des trente prévues), saura-t-il rester loin des tentations et des mauvaises influences? Pour le moment, le « roman est dans les mains de Clooney », disait en entrevue Elmore Leonard il y a quelques mois. Et Steven Soderbergh? Il ne peut être partout à la fois.

Le Gang de la clé à molette, roman environnementaliste culte d’Edward Abbey, est un autre exemple de projet reporté pendant des décennies. Robert Redford pensait le faire autrefois. Aux dernières nouvelles (pas très fraîches), Catherine Hardwicke devait en réaliser une adaptation. Pour ce qui est d’Un pays à l’aube, de Dennis Lehane, on sait que les droits de ce roman historique ont été achetés par la boîte de production de Sam Raimi (Spider-Man); mais il semble que rien n’ait bougé depuis. Dommage! Quand on voit la quantité de scénarios tiédasses qui sont produits chaque année, chaque semaine même, pourquoi ne pas faire confiance à un bon livre?